A la différence de la fleur de narcisse, présente dans les plus anciens textes grecs (Hymne homérique à Déméter, VIe siècle avant J.C.) il faut attendre Ovide et les Métamorphoses (fin du Ier siècle avant J.C.) pour voir apparaître le personnage dans la littérature poétique.
Sources : Ovide, Métamorphoses; Pausanias, Description de la Grèce Le mythe de Narcisse prend son origine en Béotie, que le personnage soit un simple habitant de Thespies ou le fils du dieu-fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, deux cours d’eau de la région. Ovide nous rapporte un oracle du devin Tirésias à son propos : « Cet enfant vivra vieux s’il ne se voit pas. » Il devient un très beau jeune homme, aimé des hommes comme des femmes, mais qui méprise les joies de l’amour au point de se montrer cruel pour éconduire ses amants : il n’hésite pas, excédé par les assauts d’Ameinias qu’il n’aime pas, à lui offrir une épée pour le repousser définitivement. Les divinités n’ont guère plus de chance, car il reste insensible aux avances de la nymphe Echo, qui, désespérée, se laisse dépérir, ne conservant plus qu’un mince filet de voix. Cependant Narcisse ne restera pas impuni pour son orgueil, car avant de mourir, ses amants méprisés demandent aux dieux de les venger. Un jour, après une partie de chasse, poussé par la soif il se penche au-dessus d’une source et tombe amoureux de son reflet, ignorant qu’il s’agit de lui-même. Cet amour est si brûlant qu’il finit par mourir, désespéré de ne pouvoir saisir ni embrasser ce merveilleux jeune homme qui lui tend les bras ; de son corps ou de son sang serait née la fleur qui porte son nom, le narcisse, tandis que lui, descendu aux Enfers, cherche encore à se contempler dans les eaux noires du Styx.
Tout comme Hyacinthe et les autres jeunes garçons transformés en fleurs, ce mythe rapportant l’amour, la mort et la métamorphose de Narcisse décrit un parcours initiatique. Narcisse, le jeune homme qui se refuse à l’amour, puissance souveraine qu’on ne méprise jamais impunément, doit mourir pour revenir sous une forme idéale. Mais l’étymologie même de ce nom apporte au récit son originalité et établit le lien avec un épisode mythologique où la fleur a un rôle-clé : l’enlèvement de Perséphone par Hadès. Le nom de Narcisse vient de narkê : ce qui fascine et engourdit. Le parfum de la plante que fait pousser Gaïa pour aider Hadès envoûte la déesse et lui ôte toute réaction face au dieu du monde souterrain (l’Hymne à Déméter), tout comme Narcisse ne peut s’arracher à sa propre contemplation. Cette extase paralysante les prend au piège et finit par les conduire vers la mort, réelle ou symbolique.
Le narcisse a un caractère ambivalent, ce que l’on remarque aussi bien à travers le personnage que la fleur mythiques. C’est une plante associée aux cultes infernaux : on plante le narcisse sur les tombes pour symboliser l’engourdissement de la mort, on l’offre aux Furies pour paralyser le criminel... mais le narcisse est aussi lié au printemps par sa renaissance, aux rythmes des saisons, à la fécondité. De plus, le porteur de narkê n’a pas qu’un aspect négatif, car ses propriétés sont connues et utilisées sous forme d’huile ou de pommades contre les douleurs dans l’antiquité.
On définit le narcissisme comme une trop grande admiration de soi. Or, dans le mythe, Narcisse ignore qu’il s’agit de lui-même. Pour surmonter cette contradiction, il faut passer par l’explication rationnelle du mythe que présente Pausanias. Narcisse aurait eu une sœur jumelle qu’il aimait beaucoup et dont la disparition lui aurait causé une grande douleur. Un jour, il se vit dans une source et crut apercevoir sa sœur, ce qui le réconforta un peu. Bien qu’il sût que ce n’était pas elle, il prit l’habitude de se regarder dans les sources pour se consoler. De là naquit le « narcissisme ».
Frédérique Giraud