"Il faut que les Français aient une grande disposition à une maladie que les médecins appellent asthme ; car ils se promènent continuellement, et passent leur vie à prendre l’air. [...] Ces malades me paraissent si gaillards que je ne les soupçonne pas malsains [...]. Tu ne saurais croire combien cela paraît singulier à un Chinois de voir trois ou quatre mille personnes dans une allée, aller, venir, se croiser, s’esquiver, et qui n’ont, pendant quatre heures d’horloge, d’autre affaire que d’arriver au bout d’une avenue, et de retourner sur leurs pas. Quand nous voulons voyager à la Chine, nous nous expatrions : ici on voyage vingt-cinq ans de suite sans sortir d’un jardin ».
Ange Goudar, L'espion chinois ou L'envoyé secret de la cour de Pékin pour examiner l'état présent de l'Europe traduit du chinois, Cologne [imprimé en réalité en France], 1765, Lettre X. Sous la plume faussement naïve d’un espion chinois imaginaire, Ange Goudar souligne le goût des citadins français pour la sortie et la déambulation dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette inclination n’est cependant pas nouvelle : si la cité médiévale offrait généralement peu d’espaces libres au sein de ses murailles, ses moindres dégagements étaient déjà utilisés pour des assemblées de peuple. Leur usage public y faisait cohabiter des activités de différentes natures : ainsi, l’on jouait, dansait, se promenait, se battait en duel, faisait paître les animaux, échangeait biens et marchandises sur les places et parvis, dans les cimetières, prés communs, bords des cours d’eau ou couloirs de certains bâtiments administratifs. Ces étendues, généralement découvertes et de faible amplitude, restaient sans aménagement précis même si leur tracé pouvait être régularisé ; lorsqu’elles étaient plantées, la végétation y restait sauvage. A partir du XVIe siècle, la nature est cependant peu à peu intégrée dans le tissu urbain des capitales européennes selon des critères esthétiques, bien que les exemples restent isolés.
C’est à Paris que s’affirme un nouveau rapport à la nature : au cours du Grand Siècle, des jardins privés (royaux, princiers, aristocratiques ou conventuels) sont ouverts à un public choisi grâce à la libéralité de leurs propriétaires, tandis que de nombreuses scènes – allées, avenues, boulevards, cours ou jardins publics – sont plantées pour le divertissement de la promenade. Alternant déambulation et parade hippomobile, la société élégante y évolue dans un jeu continuel de va-et-vient, qui permet à la fois de voir et d’être vu. Suivant l’exemple de la capitale, les villes du royaume se dotent bientôt de nombreux promenoirs. Compte tenu de la diversité des lieux, de l’ampleur urbanistique de certaines réalisations et de l’importance sociale qui lui est accordée, la promenade est loin d’être le simple exercice thérapeutique et hygiénique décrit par notre Chinois. Elle devient d’ailleurs une caractéristique nationale et l’objet de curiosité des voyageurs, comme le soulignent les estampes et les longues descriptions des guides touristiques, chroniques ou mémoires dédiées à ce loisir.
Sandra Pascalis